François Bouda

Comment j’ai redécouvert la Côte d’Ivoire

Assinie
© François Bouda │ Assinie

Récemment, dans le courant de mai à juin de cette année, j’ai séjourné en Côte d’Ivoire. Je n’y avais pas remis les pieds depuis deux ans. J’avais donc hâte de retrouver les miens. Mais j’étais loin de penser vivre, sur cette terre qui m’a porté en son sein, des aventures aussi passionnantes qu’hilarantes ! Voici le récit d’un court séjour au pays des éléphants décidément pas comme les autres.

Assinie, ce petit coin de paradis
J’ai retrouvé Assinie dans sa plus grande splendeur, toujours rayonnante et séduisante. Écouteurs aux oreilles, je prenais plaisir à parcourir sa belle plage au sable fin blanc, bordée d’un beau mur verdoyant de cocotiers élancés. Sur le parcours, je croisais des pêcheurs jetant leurs filets à l’eau et ramenant du poisson frais qu’ils revendaient aussitôt. J’assistais, curieux, au départ en masse des pirogues que des hommes et des enfants, tous baraqués, jetaient à la mer. J’admirais les figures spectaculaires que surfeurs et bodyboardeurs dessinaient en suivant le courant de ces vagues déferlantes qui venaient baigner le littoral de leur écume blanchâtre. Chaque jour était jour de promenade ; et chaque promenade offrait son spectacle d’hommes, de femmes et d’enfants profitant à cœur joie de la brise fraîche ou des merveilleux couchers de soleils.

« Assinie est devenue Beyrouth », écrivais-je dans un précédent billet pour constater la métamorphose spectaculaire de cette belle petite station balnéaire. Cette mue se poursuit toujours. Maintenant Assinie est aussi en train de devenir Ouaga, tant le nombre de motos s’accroît de façon exponentielle. Cette transformation d’Assinie se constate aussi dans le déploiement progressif des services publics et des commerces. Comme ces deux policiers – s’ils en furent – se postant à un carrefour stratégique, ce croisement de trois voies reliant Abidjan, le village d’Assouindé et la plage. Impossible de passer outre.

À hauteur de ce carrefour donc, ces policiers veillent au grain. Vêtus de pantalons jeans bleu ciel, de maillots de foot de clubs européens, de lêkês, ces sandales en plastique très prisés en Côte d’Ivoire, et de brassards oranges avec l’inscription « Police », ils accostent à tout va les motocyclistes, contrôlent les pièces des motos et la puissance de leurs moteurs. Chaque opération sert de prétexte pour extorquer de l’argent, que l’on soit en règle ou pas.

Un jour, me rendant à moto au quartier Terminal, je croise à ce fameux carrefour mon frère cadet. Les policiers lui avaient confisqué sa moto. Comme tous les autres usagers, mon frère avait tous les papiers requis. Le problème, encore une fois comme tous, il n’avait pas porté de casque. « Quelle absurdité ! », me suis-je offusqué. En fait, ici les motifs des infractions ne sont jamais connus à l’avance. Ils peuvent varier suivant l’humeur du moment. Dans tous les cas, il faut de gré ou de force glisser à ces policiers quelques pièces sonnantes et trébuchantes avant de pouvoir recouvrer la liberté.

Se déplacer à Abidjan, un vrai parcours du combattant
D’Assinie je me rendais souvent à Abidjan. Abidjan, je ne connais pas vraiment. Je l’ai toujours traversée, de façon furtive. Mes allées et venues m’ont permis de redécouvrir la ville sous un autre jour. Ce qui m’aura le plus fasciné, en dehors de sa frénésie tumultueuse, de ses folies tapageuses dans ses gares ou sur ses routes, de sa gastronomie succulente et variée, c’est bien sa géographie modale. En fait, se déplacer dans cette mégalopole en empruntant son vaste réseau de transport en commun est un vrai parcours du combattant pour qui n’y est pas habitué.

Faire un trajet en gbaka n’a rien d’étonnant, il est vrai, mais toute la stupéfaction vient de la vie qui s’organise autour de cet univers atypique de la mobilité urbaine abidjanaise. Les apprentis, à la recherche de clients gesticulent, grimacent, hèlent, crient à tue-tête les noms des destinations. Leur flot endiablé ne craint point d’écorcher les fins des mots ni de se transformer en une mélodie saccadée, rappée ou chantée.

Une fois les passagers à l’intérieur du minibus, le chauffeur démarre en trombe, tant pis si vous n’êtes pas encore assis. Digne d’une vraie fiction hollywoodienne, les apprentis courent après le bus en marche, s’agrippent et ferment brutalement la portière derrière eux. La tête par-dessus le pare-brise, ils continuent leur gesticulation et leur litanie martelée à la recherche de clients. Impolis « à flairer comme un bouc les fesses de sa maman », selon la formule d’Ahmadou Kourouma, les apprentis sont d’une agressivité inouïe. Ils ne s’embarrassent point de vous traiter de tous les noms d’oiseaux, pour peu que vous manquiez de monnaie. En fait disposer de l’appoint constitue une exigence obsessionnelle. Tant et si bien que s’est développé un commerce de la petite monnaie. Mais le plus intriguant c’est l’étonnante capacité mémorielle des apprentis. Très bons physionomistes, ils repèrent les lieux de montée de chaque passager et fixent le tarif de la course. Le tarif n’est jamais le même, selon que l’on soit monté à la gare ou que l’on soit un « nouveau monté ».

Lancé sur les grandes artères de la ville, le passager assiste à une véritable course automobile, un peu comme dans Fast and Furious. Sur les trottoirs, on y monte comme on en redescend, tandis que le klaxon, quant à lui, ne marche plus comme un avertisseur sonore, mais sert désormais à alerter les clients qu’on recherche incessamment. À Abidjan se déploie une dualité d’une force étonnante, sur ses larges avenues, défoncées ici et carrossables par là, les hautes tours dans ses quartiers huppés ou les taudis dans ses quartiers populaires, ses grandes surfaces à l’européenne tout comme ses échoppes de fortune, ses maquis bondés ou ses lieux de vie réservés à l’élite abidjanaise.

Résidence Houphouet
© François Bouda │ Résidence du président Houphoüet Boigny à Yamoussoukro

 Dans l’entre-deux d’une drague croustillante
Lors de mon séjour, je décide de rendre visite à mon autre petit frère à Yamoussoukro, où il suit des cours de génie civil. Cette ville, capitale politique de la Côte d’Ivoire, je ne l’avais traversée aussi que quelques rares fois. De mes souvenirs d’adolescent, je ne gardais que l’image de ses grandes avenues.

Mais en fait, Yamoussoukro c’est bien plus que ça. Outre la Basilique Notre-Dame de la Paix qu’elle abrite fièrement, la plus grande au monde, la ville révèle en son aspect architectural et urbanistique la folie des grandeurs du premier président Félix Houphouët Boigny. Il n’existe aucune avenue qui ne soit bitumée ni éclairée. Certaines d’entre elles non fréquentées ont fini par se perdre sous un généreux couvert végétal. À la verdure luxuriante, la résidence du président s’étale sur des dizaines d’hectares. Elle abrite les enfants et petits enfants du « Vieux », mais aussi ceux de ses anciens employés. La basilique, quelle merveille !, mais surtout quelle folie ! Combien a coûté cette bâtisse unique au monde ? « On ne compte pas ce qu’on donne à Dieu », répondit le guide qui se contenta de citer le « Vieux ».

Sur le trajet de Yamoussoukro donc, j’assistai malgré moi, pris en sandwich entre une femme et un homme, à une séance de drague hors pair. Mais ce n’est pas tant la tactique de l’homme qui m’intrigua que le génie déployé par chacun des protagonistes pour se faire bonne impression. Lui, un homme dans sa quarantaine, d’un noir ciré, taille moyenne, un embonpoint. Elle, élancée, teint clair, généreuse dans ses formes, d’une beauté électrisante.

« Tu es jolie ooooh », lança l’homme.

Montrant sa bague, comme pour freiner l’homme dans son élan, la femme lui jeta à la figure un doux merci appuyé d’un large sourire.

« Ah tu es mariée ? », se résolut l’homme.

« Oui, mais mon mari et moi, nous avons décidé de vivre séparément », répliqua-t-elle avant de poursuivre : « Lui est en Europe et moi en Côte d’Ivoire, ici. Là je rentre d’Abidjan où j’ai été interprète auprès de partenaires étrangers. En fait je parle trois langues : français, anglais, allemand ».

Bluffé, l’homme continua d’apprécier : « Hum ! En plus d’être jolie, tu es intelligente comme ça ! ».

« Merci ! J’ai grandi aux Etats-Unis… Et j’ai même trois nationalités », renchérit-elle, comme pour achever son courtisan.

Jusque là, rien de son accent ni de ses petites phrases en anglais, jetées entre deux phrases, ne semblaient confirmer ses dires. Puis un long silence. Réagissant à une chanson de Fally Ipupa qui s’échappait allègrement des enceintes du bus, l’homme fit une déclaration d’amour des plus déconcertantes.

« Fally Ipupa, c’est mon fan même ! ».

Dans la foulée, sans même dire mot, la femme entreprit de jouer sur son portable un clip du chanteur congolais. Certainement, voulait-elle prouver qu’elle partageait avec son admirateur le même goût musical ! Ce clip, commenta-t-elle, l’artiste l’aurait tourné à New York.

Et l’homme de réagir : « Manhattan est la plus belle ville du monde ! ».

« Han han, Manhattan c’est vraiment une belle ville dê !», acquiesça-t-elle.

Puis silence radio jusqu’à destination. Voilà comment s’achève une partie de drague ordinaire ayant viré au coup de théâtre, joué entre délirante supercherie et innocente inculture. Et ainsi s’évanouissent dans l’océan de l’insolite ces petits bouts de vie glanés ça et là au cours de cette aventure inoubliable.


Pauvres intègres, ces Burkinabè !

Manif étudiants en 2013
Ph. AFP // Source news.aouaga.com

Par les temps qui courent, la vie au Burkina Faso ressemble à un véritable film de science-fiction, digne de La Planète des singes de Pierre Boulle. Son roman nous apprend bien de choses sur notre profonde bestialité.

Plus besoin d’aller au cinéma pour voir un film ! Les Burkinabè jouent en direct, sur un écran grandeur nature, le quotidien de leur sinistre vie. Avec toute la prudence du monde, lorsque j’emprunte la route sur ma moto, je prie Dieu de me protéger de tous ces usagers fous-furieux, trépignant d’impatience, qui se croient dans le far-West. On se dirait à un rallye Paris-Dakar ! Les feux tricolores ? On s’en branle. On roule partout, tous azimuts, à chauffard qui mieux-mieux.

Vous avez un accident ? Pas la peine d’appeler la police. Si les Koglweogos – ces milices rurales d’autodéfense aux méthodes moyenâgeuses – ne rappliquent pas dans la minute qui suit, ne vous inquiétez pas. Les riverains, juges autoproclamés à la jugeote sélective et partiale, se chargeront de brûler votre voiture et de vous passer à tabac si vous n’avez pas eu la présence d’esprit de prendre vos jambes à votre coup.

Vous voulez un permis de violer ? Venez au Burkina Faso. La preuve, en février dernier, des élèves de Diapaga, à l’est du pays, ont saccagé des infrastructures judiciaires pour exiger la libération de leurs congénères soupçonnés d’avoir abusé sexuellement d’une mineure. En mars dernier, des élèves de Nagaré, à l’extrême est, ont déchiré le drapeau national, pourchassé leurs enseignants jusque dans leurs derniers retranchements et brûlé leurs maisons. La raison ? L’un des leurs a été suspendu, à l’évidence pour indiscipline. En ce mois de mai, bis repetita avec des élèves de Gounghin, localité située entre Koupèla et Fada N’Gourma, où des élèves ont incendié les motos de leurs enseignants. Tout ça pour exiger l’organisation d’examens blancs. Et que dire de cet usager détraqué qui a percuté mortellement un policier tentant de l’arrêter, de ce professeur d’université molesté pour avoir voulu sermonner un jeune qui a brûlé le feu, de ces gendarmeries pillées, incendiées pour un oui ou un pour un non ?

En nous libérant de notre joug autocratique de 27 ans, l’insurrection populaire d’octobre 2014 nous a conféré tous les droits et débarrassé de tous nos devoirs. Sous le perfide slogan du « Plus rien ne sera comme avant », les uns cassent, brûlent, violent et se rendent justice. Impuissants, les autres poussent à chaque incartade un soupir de résignation : « Allons seulement ». Vers où ? Je crois savoir maintenant : vers les profondeurs abyssales de la méchanceté et de la bêtise humaine, disons de la barbarie. Comme quoi pour être intègre au Burkina Faso, il suffit de déconner !


Le président Roch Marc Christian Kaboré est-il mal venu en France ?

Première visite du président Kaboré en France
@aouaga.com avec AFP

La première visite – officielle ou de travail ? [1] – en France du président burkinabè, Roch Marc Christian Kaboré, du 4 au 7 avril 2016, a suscité moue ou courroux sur les réseaux sociaux et dans la presse burkinabè de la part de nombre de ses compatriotes. Pour beaucoup, l’accueil que lui a réservé l’Elysée porte la charge d’un mépris cinglant à son encontre.

Mais à l’analyse, cette polémique, noyée dans le raz-de-marée médiatique des « Panama Papers », remet sur la table des débats la lancinante question de la relation de la France avec ses anciennes colonies.

Une légitimité en souffrance ?
Sur les réseaux sociaux, les commentaires vont train, chacun y allant de son analyse et de son indignation face à la réception du président Kaboré par les Autorités françaises. Il en est de même de différentes personnalités politiques burkinabè qui, dans des déclarations à la presse, regrettent cet accueil « au rabais ». L’actuel ministre des affaires étrangères, Alpha Barry, a quant à lui appelé à « dédramatiser » la situation, l’accueil du président burkinabè s’inscrivant dans une tradition protocolaire française clairement définie.

En effet, le Protocole français distingue quatre types de visites : visites d’Etat, visites officielles, visites de travail et visites privées. A en croire Marie-France Lecherbonnier [2], seules les visites d’Etat donnent voie à la plus grande solennité. Cela inclut notamment l’accueil du président hôte par un ministre à la coupée de l’avion, avec à ses côtés, entre autres, les deux ambassadeurs des pays intéressés. C’est le cas du président ivoirien Alassane Dramane Ouattara, en visite d’Etat, accueilli le 25 janvier 2012 par le Ministre de l’Intérieur, de l’Outremer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration, Claude Guéant.

Pour ma part, conclure à un acte hautement irrévérencieux vis-à-vis du président burkinabè c’est se tromper de combat. Conditionner sa légitimité démocratique à l’aune du dispositif protocolaire déployé en son honneur, c’est tomber dans le piège béat d’un néocolonialisme à rebours que l’on est supposé dénoncer. C’est enfin remettre en cause le combat du peuple burkinabè et le sacrifice onéreux de ses martyrs pour l’émergence d’un ordre démocratique nouveau.

Les signes d’une Françafrique résiliente
Sans entrer dans le questionnement en profondeur du mouvement françafricain, notamment en ses manifestations mafieuses et claniques, il se dégage de ces remous à répétition entourant les visites des présidents africains en France l’expression d’un complexe relationnel des pays africains vis-à-vis de la France.

Ce n’est pas la première fois que la visite d’un Chef d’Etat africain en France fait couler tant d’encre et de salive. En février 2013, l’accueil du président camerounais Paul Biya par l’Ambassadeur français au Cameroun, Bruno Gain, avait provoqué les mêmes critiques de la part des Camerounais. On se souviendra aussi que la réception du président Thomas Sankara lors du Somment France-Afrique de Vittel en octobre 1983 avait fait l’objet d’une vive protestation de sa part [3]. Reçu à sa descente d’avion par Guy Penne, alors Conseilleur aux affaires africaines de François Mitterrand, il avait au préalable refusé d’assister le même soir au dîner donné en l’honneur des Chefs d’Etat africains. Bévue protocolaire ou pas, dans une conjoncture marquée par des relations plutôt tendues entre Paris et Ouagadougou, cette protestation de Sankara témoigne de sa volonté de dénoncer le décalage frappant entre les dispositions protocolaires déployées en France et celles en Afrique.

Décomplexer les relations avec la France
Au lieu de s’agiter et d’éructer au détour de chaque supposée mise en pièce de notre légitimité démocratique, le véritable défi pour les Etats africains consiste à actualiser leurs dispositifs protocolaires. Procéder à une harmonisation des protocoles, dans un souci de réciprocité légitime, marquerait un début de résolution de la question. Les mises en scènes rocambolesques, mobilisant toute l’équipe gouvernementale au pied de l’avion tout comme des foules agglutinantes massées le long des artères sous un soleil cuisant, n’honorent en rien nos présidents. Si ce n’est de leur conférer l’apparence de marionnettes incapables de s’assumer.

Dans le même élan, il est temps de régler la question du franc CFA qui défraie également la chronique en ce moment. Son arrimage à l’euro, selon des accords déséquilibrés forçant les pays africains francophones à verser 50% de leurs réserves de change auprès du Trésor français, cause bien des torts aux économies africaines. La véritable libération politique et culturelle de l’Afrique passera inéluctablement par celle de son économie, et en l’occurrence par la mise en place d’une monnaie autonome vis-à-vis de la Banque de France.

A l’heure de l’économie-monde, il est plus qu’impérieux de procéder à un rééquilibrage des rapports de force entre Etats souverains. La légitimité de nos Chefs d’Etat n’est pas à situer dans la bénédiction d’un quelconque pays dont l’accueil tiendrait lieu de baromètre démocratique. Elle est plutôt à rechercher dans la construction d’un idéal démocratique fondé sur des élections libres et transparentes, le respect des droits et l’égalité des chances. Cette légitimité-là constitue le socle sur lequel doivent s’appuyer les pays africains pour faire entendre leur voix sur l’échiquier politique international.

Notes
[1]
L’Ambassade de France au Burkina Faso annonce sur son site Internet une visite de travail, tandis que la Présidence du Faso parle d’une visite officielle. La distinction entre ces deux types de visite est extrêmement importante, dans la mesure où la nature de la visite détermine le type d’honneurs réservés au président hôte.

[2] Marie-France Lecherbonnier, « Lettre d’information n°89 : La visite d’Etat en France », 19 avril 2013.

[3] Frédéric Lejeal, « Sankara et la France: secrets de famille », Jeune Afrique, 22 octobre 2007.


Laisser la place aux jeunes. Conflit intergénérationnel ou étroitesse du marché de la danse en Afrique ?

© Dança em Trânsit.  Romual sans D, création 2014 de Romual Kaboré
© Dança em Trânsit.
Romual sans D, création 2014 de Romual Kaboré

Bon nombre de jeunes danseurs africains reprochent à leurs aînés, le plus souvent à demi-mot, de leur faire de l’ombre ou de ne pas leur tendre suffisamment la main. Aux antipodes de cette attitude, d’autres comme le danseur et chorégraphe burkinabè Aguibou Bougobali Sanou défendent une autre position : « Aînés, laissez-nous la place maintenant ! [1] ». Au-delà du conflit intergénérationnel entre artistes africains qu’elle suppose, cette requête permet de mettre en lumière un malaise plus profond : l’absence de marché pour la danse contemporaine en Afrique. Etude de cas à partir du Burkina Faso.

 Une chaîne de transmission jamais rompue
Tels que formulés, les griefs de certains artistes à l’encontre de leurs aînés distillent de façon pernicieuse dans l’imaginaire collectif l’idée erronée d’un conflit intergénérationnel ouvert. Le conflit de génération se définissant, selon François Grima, « comme une difficulté à travailler avec des personnes d’une génération différente, voire une préférence pour travailler avec des personnes de la même génération [2] ».

Or dès le début du mouvement de la danse contemporaine sur le continent, les premiers artistes chorégraphiques n’ont eu de cesse de développer différentes initiatives de transmission de savoirs aux plus jeunes, comme c’est le cas au Burkina Faso.

Dès 1997, seulement deux ans après la création de leur compagnie, Salia nï Seydou, les chorégraphes Salia Sanou et Seydou Boro ont été animés par ce désir ardent de partager leurs savoirs avec les jeunes à travers l’organisation régulière d’ateliers de danse. A partir de l’an 2000, ils ont lancé le festival de danse, Dialogues de corps. Et que dire de ce lieu unique sur le continent qu’est la Termitière ?

Depuis son inauguration en 2006, ce joyau a permis de former nombre de danseurs professionnels et accueilli en résidence ou en performance des compagnies du monde entier. De ses programmes artistiques novateurs, comme « Je danse donc je suis » ou « Chrysalides », ont été formés des artistes chorégraphiques qui constituent aujourd’hui la nouvelle génération jouant sur de grandes scènes à l’international. C’est l’exemple de Romual Kaboré, Ousséni Dabaré, Salamata Kobré et Adjaratou Savadogo, anciens étudiants du programme « Je danse donc je suis », pour qui le chorégraphe Herman Diephuis a chorégraphié la pièce Objet principal du voyage en 2012. En tournée au Burkina Faso et en France, le spectacle sera joué en 2016 au Tarmac de la villette de Paris. Alors qu’il a été à nouveau sollicité par Diephuis pour sa nouvelle création 2015, CLAN, Ousséni Dabaré joue, par ailleurs, dans le spectacle Clameurs des arènes du chorégraphe Salia Sanou et dans Declassified Memory Fragments du chorégraphe Olivier Tarpaga. Cette dernière pièce, dans laquelle joue un autre danseur formé à la Termitière, Abdoul Aziz Dermé, a fait l’objet d’une tournée de trois semaines en septembre 2015 aux Etats-Unis. Après son premier solo, Romual sans D, qu’il a joué en France, au Brésil et en Île de la Réunion, Romual Kaboré vient de terminer la création de son nouveau spectacle, L’interview. Un spectacle inédit qui organise un dialogue entre le corps en mouvement et les jeux de lumière. D’autres anciens étudiants du programme sont sollicités par des chorégraphes de renom, à l’instar de Robert Kiki Koudogbo qui joue dans le dernier spectacle de Andréya Ouamba, J’ai arrêté de croire au futur…, tout comme de Salamata Kobré et Mariam Traoré dans Le bal du cercle de Fatou Cissé.

L’ouverture en 2009 de l’EDIT (Ecole de danse internationale Irène Tassembédo) n’est que le prolongement de ce fastidieux travail de formation engagé par la chorégraphe Irène Tassembédo à travers les sessions de formation professionnelle qu’elle organisait entre deux tournées, mais aussi plus formellement au sein du Ballet national qu’elle a dirigé de 1998 à 2007. Quelques danseurs diplômés de cette école se distinguent aujourd’hui sur les scènes artistiques nationales et internationales. Formé à la même école qu’Irène Tassembédo, Mudra Afrique, le chorégraphe Lassann Congo n’a eu de cesse depuis le début des années 1980 de transmettre son savoir-danser aux plus jeunes.

D’autres expériences de transmission de savoirs existent et témoignent de cette volonté commune de partage et d’échange. Pour ne citer que quelques-uns, la compagnie Auguste-Bienvenue, dirigée par Auguste Ouédraogo et Bienvenue Bazié, a mis en place en 2008 le projet Engagement féminin [3] à destination des danseuses africaines. En 2014, le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly a ouvert les portes de son espace à Bobo-Dioulasso, Ankata. C’est un laboratoire de recherche, de création et de production des arts de la scène.

Toutes ces initiatives constituent des perches tendues par les aînés que les jeunes artistes doivent savoir saisir pour se propulser vers l’avant. Le danseur burkinabè Issa Sanou nous en donne une preuve assez édifiante. Sa participation impromptue à l’audition du chorégraphe français Hervé Koubi en 2010 à la Termitière lui a ouvert grandement les portes de l’international. Aujourd’hui installé en France, il tourne régulièrement avec la compagnie Hervé Koubi et développe parallèlement ses projets chorégraphiques personnels au sein la compagnie Sanou Ka Sanu, qu’il a créée en 2012.

Ainsi, loin d’être un conflit intergénérationnel, le malaise qui frappe de plein fouet le monde de la danse, et plus largement des arts, prend racine dans une faiblesse sinon une quasi-inexistence d’un véritable circuit de diffusion.

Le marché des arts, un secteur en crise
À la décharge de ceux qui voient dans leur inertie la main de leurs devanciers, on peut concéder un fait : les contextes ont bien changé. Finie, en effet, l’époque de « l’invention d’une danse africaine contemporaine [4] », pour reprendre l’expression de Annie Bourdié. À la faveur du vent démocratique qui soufflait en Afrique à l’aube de la décennie 90, avec à la clé l’avènement du multipartisme, la création artistique était pensée par les autorités politiques françaises comme un facteur de développement du continent africain. Cette politique africaine de la France va ouvrir la voie à un vaste programme d’aides publiques à la création africaine à travers la Fondation Afrique en Créations en 1991. Fusionnant avec l’Association française d’action artistique (AFAA) en 2000, cette fondation sera rebaptisée Culturesfrance en 2006 avant de devenir dès 2011 un pôle du département des échanges artistiques de l’Institut français. Cette vaste opération a favorisé l’éclosion de nouveaux talents chorégraphiques, de compagnies, de lieux dédiés à la danse, mais aussi la mise en place d’une rencontre interafricaine de la danse contemporaine, Danse l’Afrique danse !

Passée cette période faste, la crise économique mondiale va astreindre les autorités françaises à une réorientation stratégique des priorités en matière de coopération culturelle et artistique avec le continent africain. Les coupes budgétaires qui s’en ont suivi ont eu des conséquences désastreuses sur le marché des arts. Un marché, nous rappelle Coralie Pelletier, structurellement déficitaire et déséquilibré car ne relevant pas d’une logique productiviste industrielle, mais dépendant fortement d’un interventionnisme financier public [5]. L’asymétrie spectaculaire entre les besoins du milieu de la danse contemporaine et les crédits alloués par le domaine public ont provoqué de graves dysfonctionnements dans le secteur. À titre d’exemple, beaucoup de compagnies n’ont pas pu boucler leurs budgets de production, tandis que des théâtres ont dû annuler tout ou partie de leur programmation artistique sur la saison 2014/2015 en France [6].

Alors que les programmes artistiques mis en place par l’Institut français pour le continent semblent donner la primeur à des créateurs d’autres pays, la vitalité chorégraphique au Burkina Faso a connu un coup de ralentissement considérable. En dehors des trois festivals de danse – Dialogues de corps, FIDO et In-Out Dance Festival – rares sont les spectacles de danse qui sont présentés à l’Institut français de Ouagadougou ou à la Termitière. À la rareté des aides à la création, mais aussi à l’absence d’aides à la diffusion, vient se greffer l’épineuse question de la mobilité des artistes africains [7]. En résultent une léthargie de la création chorégraphique et une fuite des corps vers un ailleurs plus prometteur. Il peut donc être établi une relation de cause à effet entre l’absence de ressources financières et la perte de vitalité que connaît le secteur de la danse au Burkina Faso. Mais c’est là qu’apparaît le véritable défi à relever, celui de développer le marché de la danse contemporaine en Afrique.

 Élargir le marché africain de la danse contemporaine
La danse contemporaine ne pourra prospérer en Afrique que si elle réussit le pari de vaincre ses vieux démons : faire tomber les stigmates d’un art élitiste, hermétique et réservé à une classe d’initiés. Cela implique de sortir cet art nouveau de ses lieux traditionnels, en l’occurrence l’Institut français et la Termitière, pour lui donner une dimension populaire.

Cet élargissement du marché de la danse créative doit passer par une double action de structuration et de sensibilisation. Sur le plan structurel, il s’agit de mettre en œuvre des mécanismes efficaces de protection sociale et juridique pour les acteurs (application du statut d’artiste, prise en compte des œuvres chorégraphiques dans le recouvrement des droits d’auteur, système adapté de cotisations sociales et patronales, etc.). Cela implique aussi de renforcer l’organisation administrative du secteur (adoption d’une convention collective par les acteurs eux-mêmes, mise en place d’une politique de financement national équitable et dans la durée, etc.). Un climat sécurisé permettrait d’attirer dans le milieu artistique tous ces administrateurs culturels formés à l’Université de Ouagadougou depuis 2002, mais qui s’en détournent au profit de secteurs plus lucratifs.

Des politiques de sensibilisation doivent être adoptées et mises en œuvre sur le long terme. En plus d’apporter à de nouveaux publics cette nouvelle danse (spectacles hors les murs par exemple), les acteurs du milieu devraient adapter leurs propositions artistiques aux réalités locales en proposant une esthétique digeste. Faire naître l’envie, créer à terme la demande, c’est ce travail de longue haleine qu’a réussi à faire le CITO. Aujourd’hui les gradins de cet espace théâtral au cœur de Ouagadougou sont pris d’assaut par un public majoritairement burkinabè. Même son de cloche avec les Récréâtrales [8]. En transformant, à chaque édition de cet événement, la rue passant devant la Fédération du Cartel [9] en une grande scène théâtrale, mais aussi en installant chez les riverains des mini-scènes, les organisateurs ont réussi à fédérer le grand public autour du théâtre. Ce faisant, le théâtre est devenu un espace propice de dialogue social, mais surtout une affaire de tous.

Au titre de sa mission régalienne, il revient à l’Etat de mettre en place une véritable politique de soutien à la création chorégraphique. Hors du champ des appuis sporadiques et modiques, cette action doit s’inscrire dans une perspective au long cours. Le Grand Prix National de la création chorégraphique, lancé en 1997 par le Ministère de la culture, est un bel exemple qu’il serait heureux de reprendre en en confiant la structuration et l’organisation aux professionnels. Plus globalement, l’Etat, et en l’occurrence le ministère en charge de la culture, doit se départir du « tout musique » et du « tout cinéma » pour embrasser et donner la même considération à la large palette de mouvements artistiques, si dynamiques et si puissants. En outre, l’adoption récente par le gouvernement burkinabè du rapport relatif à la « Stratégie de valorisation des arts et de la culture dans le système éducatif burkinabè [10] » constitue, à n’en point douter, une aubaine à saisir, un terreau à explorer et à faire fructifier par tous les acteurs.

Sur le plan régional, la perspective d’une croissance économique et démographique soutenue, ainsi que l’émergence d’une classe moyenne, constituent autant d’atouts, autant de leviers sur lesquels appuyer pour redonner force et vitalité à la création chorégraphique. Parlant de l’art contemporain, Giles Peppiatt, expert chez Bonhams à Londres, estime, pour sa part, que « par certains aspects, l’Afrique est la Chine de demain dans le secteur artistique [11]».

 Pour conclure…
Au lieu de pousser des cris d’orfraie sur leur malheureux sort qu’ils lient à un fantasque désengagement de leurs aînés, les pourfendeurs de la première génération d’artistes chorégraphiques devraient s’employer à trouver des solutions au véritable problème auquel fait face la danse contemporaine sur le continent : l’absence de marché. S’enfermer dans un attentisme stérilisant, jeter l’opprobre sur l’ancienne génération, c’est se tromper de combat. La véritable lutte réside dans notre capacité à apporter des réponses concrètes à l’étroitesse sinon à la quasi-inexistence du marché artistique africain, en dehors de manifestations ponctuelles dont la pérennité et la force structurelle posent problème.

Notes
[1] Entretien du 31 juillet 2015 au Centre de développement chorégraphique la Termitière.

[2] François Grima, « Impact du conflit intergénérationnel sur la relation à l’entreprise et au travail : proposition d’un modèle », Management & Avenir 2007/3 (n° 13), p. 27-41. DOI 10.3917/mav.013.0027.

[3] Sarah Andrieu et Nadine Sieveking, « Faire bouger les choses! Engagement féminin et dynamiques sociales de la danse contemporaine en Afrique », Africultures, 7 février 2013.

[4] Annie Bourdié, « Art chorégraphique contemporain d’Afrique, enjeux d’une reconnaissance », Marges [En ligne], 16 | 2013, mis en ligne le 15 mars 2014.

[5] Coralie Pelletier, « Le marché de la danse contemporaine en France : enjeux, contraintes et paradoxes », Political science, 2013.

[6] Pierre-Emmanuel Mesqui, « 100 festivals supprimés à cause des baisses de subventions », Lefigaro.fr, 16 mars 2015.

[7] François Bouda, « La mobilité des artistes africains : une notion à connotation politique », Interartive, juillet 2013.

[8] Résidences panafricaines d’écriture, de création et de formation théâtrales de Ouagadougou.

[9] Structure d’administration et de gestion commune de cinq compagnies de théâtre burkinabè : la Compagnie Falinga, le Théâtr’ Evasion, le Théâtre Eclair, l’AGTB et la Compagnie du fil.

[10] Compte-rendu du Conseil des ministres du 9 septembre 2015.

[11] Sylvie Rantrua, « Emergence du marché de l’art africain », Sept.info, 20 juin 2015.


Burkina Faso: Résister à ce coup d’Etat ignoble

Source: lemonde.fr
Source: lemonde.fr

La prise d’otage du président Michel Kafando, du premier ministre Yacouba Isaac Zida, ainsi que d’autres ministres du gouvernement de transition perpétrée par le Régiment de sécurité présidentielle (RSP) le 16 septembre s’est muée dès le lendemain en un coup d’Etat.

Au-delà des raisons infondées avancées par le général putschiste Gilbert Diendéré, quelle est l’opportunité d’un tel coup de force à moins d’un mois de l’élection présidentielle et législative qui allait consacrer la fin de la transition et un retour à un ordre constitutionnel normal ?

Une coalition entre le CDP et le RSP contre le peuple
Pour se justifier, Gilbert Diendéré avance dans les colonnes de Jeune Afrique qu’une « grave situation d’insécurité pré-électorale régnait au Burkina ». Et d’ajouter que ses hommes et lui sont « passés à l’acte » en raison « des mesures d’exclusion prises par les autorités de transition » et pour « empêcher la déstabilisation du pays ».

Quand on met en perspective cette déclaration avec les différentes positions du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), l’ancien parti au pouvoir, il peut être établi une connivence entre ces deux entités. Sur les ondes de France 24, Léonce Koné, Vice-président du parti, se refuse à condamner cette action : « Non, je ne la condamne pas du tout. Je ne sais quelle en est l’ampleur, mais je ne la condamne pas ». Et pour cause : « Nous avons dit et répété à plusieurs  reprises. Les élections qui se préparent ne sont pas démocratiques, elles n’ont pas été préparées dans un climat de consensus entre toutes les parties prenantes politiques. Et quand on se comporte de cette manière-là, évidement des choses surviennent ».

Lors d’une conférence de presse à Ouagadougou le 13 août pour dénoncer la mise à l’écart de certains candidats du CDP de la course électorale, Eddie Komboigo, actuel patron du parti, proférait des menaces en ces termes : « S’il n’y a pas d’inclusion, il n’y a pas d’élections. Ceux qui dans leurs rêves ont vu des élections dans l’exclusion, nous leur dirons le contraire ».

Les vraies raisons du coup d’Etat
Cette menace a été mise à exécution avec ce coup d’Etat aussi hilarant qu’absurde. Au-delà de cet argumentaire farfelu avancé par le général putschiste, les vraies raisons sont à rechercher ailleurs.

En effet, ce coup d’Etat intervient au lendemain de la remise par la Commission de la réconciliation nationale et des réformes (CRNR) de son rapport au premier ministre Zida. Parmi les recommandations, qui y sont inscrites, figurait la dissolution du RSP. Dans la foulée, en application de cette recommandation, le conseil des ministres du 16 septembre délibérait sur le projet de loi portant dissolution de cette garde prétorienne. Enfin, un élément non négligeable, le juge d’instruction du Tribunal militaire de Ouagadougou convoquait les avocats en charge de l’affaire Sankara le 17 septembre pour prendre connaissance des conclusions des rapports de l’expertise balistique et de l’autopsie après exhumation des restes présumés de Sankara et de ses compagnons.

Tous ces indicateurs constituaient des menaces évidentes pour le CDP et le RSP. Pour y faire front et pour préserver leurs intérêts communs, ils ont choisi la voie du coup de force. Le postulat de mettre en place un ordre démocratique inclusif, par le truchement du Conseil national pour la démocratie (CND), n’est que subterfuge. Avec toute la barbarie déployée par le RSP (près de six morts et une soixantaine de blessés, selon des sources officielles, manifestants violentés, journalistes agressés, leaders d’opinion menacés et leurs domiciles saccagés et incendiés, tentatives de rassemblement réprimées à balles réelles), on est bien loin d’un pouvoir démocratique.

Engager la résistance
Résister à tous les niveaux et par tous les moyens doit être le mot d’ordre pour tous. Au plan national, c’est la désobéissance civile qui doit conduire à un blocage de toutes les institutions publiques et privées dans toutes les régions. L’armée régulière doit s’impliquer et prendre position du côté du peuple. Comment seulement 1300 hommes peuvent tenir en respect tous les contingents militaires du pays ? A moins d’une complicité avec les putschistes.

Au niveau international, la pression doit être renforcée. Au-delà des déclarations de principe et diplomatiques, la communauté internationale doit prendre ses responsabilités. Elle doit agir. D’abord la France pour ses liens historiques avec le Burkina Faso et pour sa responsabilité morale. Quand elle se défend ne pas pouvoir agir, le fait d’exfiltrer Blaise Compaoré lors de l’insurrection d’octobre 2014 n’est-il pas une ingérence dans le jeu politique burkinabè ? Ensuite les organisations internationales et sous-régionales – ONU, UA, CEDEAO, notamment – doivent prendre de lourdes sanctions contre les putschistes pour les obliger à la reddition. Ce sont ces mêmes menaces qui avaient contraint le Burkina Faso à mettre en place très rapidement un gouvernement de transition. La même pression doit s’exercer ici. La diaspora burkinabè, où qu’elle se trouve, doit se mobiliser et faire entendre au monde entier que, même loin de la mère partie, elle refuse cette forfaitaire.


L’œil du cyclone, ou le drame des enfants soldats

Source: rfi.fr
Source: rfi.fr

Après son sacre [1] au Fespaco 2015, L’œil du cyclone du réalisateur burkinabè Sékou Traoré fait à nouveau sensation. Prévue seulement pour la semaine du 13 juillet, sa projection a été prolongée jusqu’au 8 août 2015, drainant chaque soir beaucoup de  monde aux cinés Burkina et Neerwaya.

Au cœur de l’Afrique des guerres
Le film s’ouvre sur un diaporama d’images violentes de pays africains en guerre : des armes, des morts, des militaires, mais aussi des enfants soldats. Puis un rebelle, Blackshouam, capturé par un commando des forces spéciales, est transféré à la prison afin d’être jugé pour crimes de guerre. Pour le défendre, est commise d’office l’avocate Emma Tou qui s’engage au nom d’une justice équitable.

Ainsi se campe le décor d’un film qui, en une centaine de minutes, va effectuer une plongée spectaculaire au cœur de la géopolitique africaine, marquée par la corruption, les trafics et les guerres. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire d’Afrique, un peu semblable à la Sierra Leone et au Congo, évoqués dans le film.

Un chef d’œuvre poétique
Inspiré de la pièce théâtrale du même nom du dramaturge Luis Marques, L’œil du cyclone se déploie comme une fiction-réalité d’une étonnante force poétique. S’attardant sur les détails, privilégiant volontiers le suspense, le réalisateur distille au fil de l’intrigue une trame émotionnelle envoûtante.

Les scènes tournées au Burkina Faso, comme à la prison de haute sécurité, présentent le pays sous les meilleurs auspices. A aucun moment l’on ne se croirait au  » pays des hommes intègres  » avec sa terre ocre, ses rues sinueuses et ses bâtiments jaunis par la poussière. Ici s’exprime pleinement la beauté de l’image.

Le scénario nous renvoie à l’âge d’or du cinéma burkinabè avec des figures de proue comme Idrissa Ouédraogo et Gaston Kaboré dont la qualité des productions filmiques le disputait à la magie de la ligne dramaturgique. Pas étonnant que ce film ait raflé sept prix au Fespaco 2015 et continue de remporter succès et récompenses [2].

 Deux mondes qui s’affrontent
Dans ce procès hautement politique se joue une guerre entre deux mondes, gouvernement et rébellion, justice et impunité. Plus en profondeur se dessine une confrontation entre deux fortes personnalités que tout oppose a priori.

D’un côté se trouve Maître Emma Tou, incarnée par la Sénégalo-Guinéenne Maïmouna Ndiaye, dans un remarquable jeu de rôle. Avocate, défendant la veuve et l’orphelin, elle est la fille d’un riche bijoutier et ancien responsable commercial d’extraction de diamants.

De l’autre côté, il y a le rebelle Blackshouam, une vraie brute. Diabolisé à outrance, avec ses yeux révulsés, le regard perdu dans le néant, le rire sadique, le rebelle, joué avec fougue par l’Ivoirien Fargass Assandé, n’inspire que crainte et méfiance. Son nom de guerre, très évocateur : colonel Hitler Mussolini. Un effroyable assemblage de noms de deux grandes figures tristement célèbres du siècle dernier, Adolf Hitler et Benito Mussolini.

Mais il y a peut-être un point de convergence entre les deux protagonistes : une part d’humanité qui ne s’exprime pas. Maître Emma Tou n’a aucune attache sentimentale. Blackshouam, devenu enfant soldat dès l’âge de huit ans, n’a connu que haine et violence, loin de l’affection de ses parents. C’est certainement ce vide qui va les rapprocher au fil de la préparation du procès.

 Les enfants soldats, un véritable problème
En effet, une intimité complice va naître peu à peu entre les deux. Alors que Maître Tou prépare minutieusement sa défense, Blackshouam est plutôt porté vers l’histoire sentimentale de celle-ci. Une intrusion cocasse dans l’intime de cette avocate.

Autres moments particuliers, lorsque Blackshouam craque et éclate en sanglots à la vue des photos de familles qui ont été massacrées ou devant le souvenir de ses parents. Comme un paradoxe montrant qu’un ancien enfant soldat est toujours capable d’émotion et de sentiment.

On y croit surtout lorsque Maître Tou et Blackshouam exécutent une danse majestueuse au rythme de la salsa. La musique résonne au cœur de la prison, mais brusquement, l’homme s’agrippe à la femme et l’étrangle à mort. L’a-t-il tuée parce qu’elle a décidé de s’en aller après avoir gagné le procès ? L’on n’en saura pas davantage.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce dernier crime du rebelle vient rappeler que la violence est profondément ancrée en lui. Comme lui, à travers le monde, des milliers d’enfants soldats sont pris dans l’engrenage de la violence, devenus malgré eux de véritables bombes à retardement. Le film se termine comme il a commencé avec des clichés de guerre, suggérant l’idée d’un interminable cercle vicieux dans le gouffre africain des guerres.

Tout en dénonçant le phénomène des enfants soldats sur le continent, L’œil du cyclone sonne aussi comme une interpellation des décideurs africains et de la communauté internationale sur cette question endémique.

[1] L’œil du cyclone a remporté sept prix au Fespaco 2015 dont l’Etalon du Bronze, les prix de la meilleure interprétation féminine et de la meilleure interprétation masculine.

[2] Le film a aussi reçu les prix du meilleur long métrage et de la meilleure interprétation féminine au Festival international du cinéma et de l’audiovisuel du Burundi (FESTICAB), ainsi que les Ecrans du meilleur comédien international et de la meilleure comédienne internationale au festival Ecrans noirs (Cameroun).